43. ENCORE DELPHINE
Je rêve.
Je rêve que je suis un écrivain et que durant une séance de dédicaces je rencontre une lectrice qui dit vouloir me parler d’un sujet précis.
Elle déclare qu’elle veut me parler de ce qu’elle a compris dans mes livres. Elle parle et je m’aperçois qu’elle a mieux compris mes livres que moi-même.
Comment est-ce possible ?
Je la questionne et elle m’apprend énormément de choses sur mon propre travail.
— Dans votre dernier livre vous dites que 1 + 1 = 3. Et puis vous faites une démonstration mathématique pour le prouver. Mais votre démonstration semble impossible parce que à un moment il faut diviser par zéro, ce qui est interdit par les mathématiques. C’est pourtant là votre grande trouvaille. Pourquoi c’est interdit par les savants ? Parce que en fait la division par zéro donne… l’infini. Et l’infini est une notion inadmissible en mathématique comme en philosophie. Mais vous, en tant que libre penseur, vous vous autorisez à passer outre. Et donc votre 1 + 1 est non seulement égal à 3, mais aussi à l’infini et donc à l’Amour total universel.
Je finis par prendre des notes. Je lui demande de répéter lentement pour être sûr de bien comprendre.
C’est une sensation assez désagréable. Celle d’être un artiste qui produit une œuvre profitable aux autres mais guère à lui-même.
Dans mon rêve j’ai envie d’être le lecteur qui a compris plutôt que l’écrivain qui fait comprendre aux autres. J’aimerais moi aussi profiter naïvement de mon travail, ignorer la chute, le nom de l’assassin, vivre le mystère et que tout me soit dévoilé progressivement. J’aimerais moi aussi profiter de l’enseignement des livres pour changer ma manière de voir le monde, comme cette lectrice prétend que j’ai changé la sienne.
Je suis une abeille. Faire du miel est ma vocation naturelle et j’y prends du plaisir, mais je ne sais pas ce qu’il vaut. Du coup j’ai besoin de quelqu’un qui analyse mon miel. Je le produis mais je ne le connais pas. Je ne le mange pas. Je suis curieux de savoir. Il a quel goût mon miel ?
Ma lectrice parle. Le sentiment d’inconfort et d’injustice augmente.
Dans ce rêve, étonnamment, il n’y a pas de monstres, pas de couleurs bariolées, pas de gens aux comportements fous, mon rêve est si réaliste qu’à un moment je vais même me coucher dans mon propre rêve et je m’endors.
Je me réveille dans le rêve.
Puis celui qui s’est réveillé dans le rêve se réveille encore. Et encore. Et encore. C’est une mise en abyme dans le monde onirique. Comme l’image d’un homme entre deux miroirs dont l’image se répercuterait à l’infini.
Par sécurité, le dernier qui se réveille, et dont le monde semble stable, se pince.
Je soulève les paupières. Le décor de la chambre de l’écrivain Gabriel Askolein n’a pas bougé. Le lit. Le plafond. La fenêtre. Je suis toujours sur Terre 18 et à en juger par la tête que je contemple dans le miroir de ma salle de bains, je suis toujours Gabriel Askolein.
Il faudra que je « le » lave et que je « le » rase.
Je lis des articles dans sa revue de presse et dans ses interviews pour savoir ce qu’il fait d’habitude. Il raconte qu’il part le matin travailler avec son ordinateur portable au café en bas de chez lui. Là, il lit les journaux, prend un flan, un grand crème et boit beaucoup d’eau.
Je reproduis ce rituel et m’aperçois que tout mon corps a ses repères. Au café, les serveurs qui semblent bien me connaître me saluent et m’apportent automatiquement un grand crème avec beaucoup de mousse, une carafe d’eau fraîche, et me tendent un journal.
Le serveur me parle de l’actualité du jour. Il y a plein de choses qui le mettent en colère. De la météo aux discours des politiques.
— Juste une question, demandé-je. Depuis combien de temps je viens écrire ici le matin ?
Il me regarde bizarrement.
— Eh bien, depuis que vous habitez le quartier, c’est-à-dire 7 ans.
— Ah, et avant j’habitais où ?
Je fais mine de plaisanter pour le rassurer. Il s’éloigne en hochant la tête.
Je lis les journaux.
Ils évoquent des sujets habituels : guerres, meurtres, viols, grèves, prises d’otages, terrorisme, pédophilie, pollution. Côté culture : nombrilisme et abstraction. Côté politique : promesses, démagogie et phrases creuses qui veulent tout et rien dire. Seule la rubrique des sports affiche les visages hilares d’éphèbes milliardaires recouverts de logos de leurs sponsors, au grand ravissement des foules qui les idolâtrent parce qu’ils savent déplacer des balles ou des ballons. Partout le triomphe du mensonge, l’apologie de la bêtise, la victoire facile des cyniques sur les derniers bastions de l’intelligence qui résistent d’autant plus difficilement qu’ils sont divisés. Le troupeau hébété est nourri de son foin insipide et en redemande avec ferveur.
Je commence à comprendre le processus créatif de Gabriel Askolein. La colère commence à monter, principale source d’inspiration de tout esprit sensible. L’adrénaline chauffe les veines.
Ça y est, je suis prêt.
J’allume mon ordinateur et entreprends d’écrire.
Petit trot. Les décors s’esquissent, l’air se réchauffe.
Je décris le décor. Le plateau de jeu. Olympie. Aeden. Je griffonne même sur la nappe le plan de l’île pour mieux m’y reconnaître.
Et puis je place les pièces de l’échiquier. Les élèves dieux. Les Maîtres dieux. Les monstres. Des silhouettes apparaissent, s’approchent de moi.
J’ajoute les sous-décors. Les meubles. La tapisserie.
La moquette. Le gazon. La forêt.
Et les sous-pièces. Les figurants. Les milliards de mortels.
J’installe des couleurs, des bruits, des phrases, des odeurs. Les mots sont là pour provoquer des stimuli sensoriels.
C’est vraiment amusant de créer en écrivant.
Je tape de plus en plus vite.
C’est naturel. Ma pensée coule comme un ruisseau et mon seul effort consiste à la canaliser pour qu’elle ne parte pas dans tous les sens.
Ma pensée galope.
Mes doigts courent sur le clavier et je m’aperçois au bout d’un moment que je souris en écrivant. Je suis en sueur. Écrire me fait perdre du poids comme une épreuve sportive.
L’excitation monte. Mes personnages courent dans tous les sens. Certains meurent, d’autres naissent. Je vais chercher en moi la bonté pour créer les personnages généreux. Je vais chercher en moi la noirceur pour construire les méchants.
À 10 h 15 je suis freiné parce que l’un de mes personnages ne sait pas résoudre un problème qui lui permettrait d’avancer.
Je me souviens alors d’une anecdote que racontait Jacques Nemrod quand il était écrivain :
« Ça se passait en 1860 sur Terre 1, le romancier feuilletoniste Pierre Ponson du Terrail écrivait tous les jours dans un quotidien les aventures de Rocambole. Un jour il place son héros enchaîné dans un cercueil lesté de pierres et jeté par une bande de malfrats au milieu de l’océan Atlantique, dans une zone très profonde et infestée de requins. Puis Ponson du Terrail va voir son patron et réclame une augmentation de salaire. Le patron refuse, arguant que n’importe qui peut écrire des romans d’aventures. Il demande donc à d’autres auteurs de poursuivre les aventures de Rocambole. Mais ils ne trouvent aucune issue crédible et renoncent. Le patron du journal se décide donc à reprendre Ponson du Terrail, lui accorde son augmentation, et lui demande comment il va tirer Rocambole de son mauvais pas. C’est ainsi que le jour suivant, dans leur journal, les lecteurs trouvent en guise de début : “Après avoir surmonté ses problèmes dans l’océan Atlantique, Rocambole marchait sur la 5e Avenue de New York.” »
Je souris. C’est cela la solution.
Ne pas tout résoudre. Contourner.
Avancer à tout prix quoi qu’il arrive.
Mon héros contourne donc son problème sans le résoudre et reprend ailleurs autrement. Cela me donne encore plus de puissance. L’écriture passe du galop simple au grand galop.
11 h 30. Je suis en extase, les doigts cliquetant à toute vitesse. J’oublie qui je suis et ce que je fais. Je suis avec mes personnages, là-bas, en train de revisiter Aeden.
Des gens me regardent de loin mais personne ne vient me déranger. À un moment, pourtant, un homme me tend un de mes livres à dédicacer, ce que je fais sans sortir du fil de mon intrigue.
12 h 30. Je commence à tousser, les clients du café, à force de fumer, ont produit un grand nuage gris qui m’irrite la gorge et le nez.
Ici il n’existe pas d’interdiction de fumer dans les cafés et c’est le tabac des autres qui me sert de limitateur de travail.
Je commence à comprendre Gabriel Askolein.
« Il » dit dans son interview qu’il va ensuite faire de la gymnastique dans un jardin public proche.
Je m’y rends et, apercevant un groupe se livrant à des élongations lentes, je me joins à lui. Ils ont l’air de me connaître et, m’apercevant, m’adressent un salut discret. Je reproduis leurs gestes.
13 heures. Retour chez moi. Je téléphone à Delphine.
Elle accepte de me voir si je me déplace pour la rejoindre aux bureaux du Papillon Bleu.
Sur le chemin, je m’aperçois qu’à nouveau l’homme à l’imperméable beige et au chapeau noir me suit. Je n’ai pas envie de le conduire auprès de Delphine, et une fois de plus je me donne beaucoup de mal pour le semer.
Enfin je profite d’un grand magasin empli d’une foule serrée pour disparaître et le voir partir dans une autre direction.
Je peux alors tranquillement retrouver Delphine qui m’attend devant son lieu de travail.
Aujourd’hui elle porte une robe couleur indigo qui fait ressortir son regard intense. Ses longs cheveux noirs lui donnent des airs asiatiques. Elle a planté une fleur rose, semblable à une fleur de cerisier, dans ses cheveux.
— Quelle cuisine préférez-vous ?
— Chinoise… Je voulais dire… Euh… la cuisine tigre doit être pas mal.
En fait c’est une gastronomie épicée, semblable à la cuisine thaïe. Le décor chargé du restaurant représente des tigres gravés sur des assiettes dorées.
Delphine me dit qu’elle n’a pas dormi et qu’elle a dévoré dans la nuit mon livre Comme une porcelaine dans un magasin d’éléphants.
Je suis flatté qu’elle se soit si vite initiée à mes œuvres.
— Tout d’abord une question : Est-ce vrai ce qu’on raconte sur vous ?
Elle me rapporte alors des dizaines de rumeurs négatives à mon propos.
— … Vous en pensez quoi ?
Elle regarde ailleurs.
— Je crois que votre réussite vous a flanqué sur le dos une masse d’ennemis qui vous jalousent et qui ne savent comment salir votre nom et votre travail. La lumière attire l’ombre. Toute action crée une réaction.
— Dans ce cas…
— Ce qui est étonnant c’est qu’en général quand quelqu’un réussit il a aussitôt un grand nombre de détracteurs et un petit nombre de fans. Or je n’ai recensé aucun article élogieux, ou même parlant de votre travail de manière « normale ».
— Ce que j’écris est trop « différent » pour plaire aux détenteurs du pouvoir littéraire coquien. Ce qu’ils ne peuvent comprendre ils veulent le détruire.
— Et vous ?
— Je crois que je vous décevrais beaucoup en vous disant que du peu que je connais de moi-même j’ai une vie normale, avec un travail normal, que j’accomplis régulièrement tous les jours sans rien de spécial.
Elle me dévisage intensément, comme si elle voulait s’assurer que tout ce qu’elle a lu sur moi est faux. Puis elle sourit, ressort le livre.
— J’ai quand même des choses à vous dire sur le fond de votre narration. Il y a un principe chez vous : « L’action révèle la psychologie des personnages. »
— C’est vrai. Je pense que c’est face à l’adversité qu’on comprend qui est vraiment qui. Et partir de l’action permet d’être plus démonstratif, plus dans l’image. Je pense et j’écris en images.
— Vous devriez essayer le contraire : « La psychologie des personnages déclenche l’action. »
— Vous voulez dire par exemple : je choisis un maniaque et je montre comment il enquête avec sa vision maniaque ?
Elle approuve.
Je note sa remarque très pertinente.
— Je ne suis pas du métier, mais je pense qu’à un moment, si on définit avec beaucoup de précision toutes les caractéristiques psychiques et physiques d’un personnage, son passé, ses espoirs, ses peurs, sa sensibilité… il y a un moment où il s’émancipe de l’imaginaire de son créateur.
— Continuez.
— Les personnages peuvent vivre par eux-mêmes sans que vous ayez besoin de leur indiquer dans quelle intrigue ils doivent s’insérer. Si vous décrivez bien en détail et en profondeur votre héros vous devriez obtenir ce petit miracle : le moment où le personnage vous surprend, où il existe suffisamment pour infléchir l’intrigue vers des idées auxquelles vous n’auriez pas pensé. Mais pour arriver à cela il faut vraiment le décrire à fond. Connaître chacune de ses particularités. Comment il interprète le monde de travers, à sa manière, sa part de folie, de paranoïa, de tristesse, de joie, ses douleurs, ses mensonges, ses intuitions.
— Vous voulez dire : comme pour le 5e monde, plus on détaille le personnage, plus il existe au-delà de son modèle de départ.
— Le 5e monde n’est qu’un pâle lieu d’expérimentation par rapport à la puissance du roman.
Après avoir donné des cours de spiritualité à un dieu, cette mortelle est en train de donner des leçons d’écriture à un auteur.
— Il faut que votre héros soit paradoxal. Par exemple il doit avoir subi une blessure qui va générer une résilience et le rendra plus fort. Il doit réussir parce qu’il s’est trompé. Il doit être complexe, avec des strates psychologiques que lui-même ignore. Il doit surprendre par des comportements incompréhensibles. Les gens sont ainsi. (Elle insiste.) Si c’est une femme elle doit être hystérique, mais intuitive.
— Ce n’est pas un peu caricatural ?
— Non, à vous de définir son hystérie particulière. Puis ses intuitions personnelles. Mais attention, ses intuitions peuvent se révéler des handicaps. Et son hystérie un avantage. Et puis il faut décrire sans cesse vos personnages. Les dessiner. Rappeler leur passé, leurs épreuves, leurs douleurs encore et encore. Et ajouter du paradoxe. Toujours plus de paradoxe. Comme pour une mayonnaise. Et alors vous aurez ce privilège extraordinaire : fabriquer à partir de rien un être qui existe tout seul. Vous n’aurez plus besoin d’inventer d’intrigue, vos personnages l’inventeront à votre place.
Elle se tait. Attend ma réaction.
— Vous savez, je ne suis pas en quête du roman parfait, déclaré-je.
— Ah bon, dit-elle, déçue. Alors vous cherchez quoi ?
Le Grand Dieu. Je suis un petit dieu qui cherche le Grand Dieu. Mais si je lui confie cela elle pensera encore que je blasphème. Ou que je suis bon à enfermer.
— M’améliorer. Surmonter mes paradoxes personnels. Oublier mes douleurs particulières. Aimer… Vous aimer.
— Même là, en tant que personnage de la vie réelle, vous n’êtes pas crédible.
— Qu’ai-je fait encore ?
— Si vous voulez m’aimer, ce que je peux comprendre, il faut…
— … essayer de vous comprendre vraiment dans votre personnage, c’est cela ?
— Non, si vous voulez me séduire, il ne faut pas vous y prendre ainsi. Je vous ai donné une indication avec mon échelle des points. Il ne faut pas rester au premier degré. C’est un jeu. Jouez avec moi.
— Quel jeu ?
— Le jeu de la séduction.
— Je ne comprends pas. Je suis sincère dans mes sentiments.
— Justement, cessez d’être sincère. Soyez manipulateur. Les femmes adorent qu’on leur propose de jouer. Nous sommes des chats et vous êtes des chiens. Les chats sont joueurs. Surprenez-moi.
C’était plus simple avec Mata Hari et Aphrodite. Si je m’attendais à ce qu’il soit plus difficile de séduire une mortelle que la déesse de l’Amour en personne ! Je comprends soudain la passion de Zeus pour les mortelles et son dédain pour les femmes de l’Olympe.
— Je renonce, dis-je.
Elle me dévisage.
— Bravo. Un point. Cela vous fait 3 sur 20.
— Je ne comprends pas.
— En renonçant à me séduire vous venez de me montrer que vous avez compris l’une des bases de l’enseignement dauphin, le « lâcher prise ». On ne peut obtenir quelque chose que lorsqu’on y renonce. Vous commencez à m’intéresser.
— Vous vous moquez de moi.
— Je suis moi aussi paradoxale. Quand vous me pourchassez je me dis « encore un raseur qui me voit comme un gibier à piéger pour l’exhiber en trophée dans son salon ». En revanche, si vous dites que vous renoncez, j’en déduis : « Tiens, il ne me trouve pas assez bien pour lui ? » Je commence à remettre en question mon physique et ma propre capacité de séduction. Je me dis que vous avez dû remarquer que mes seins sont trop petits et mes hanches trop larges. Je me dis que vous devez compter des femmes mieux que moi dans votre entourage. Cette simple phrase vous donne un intérêt nouveau à mes yeux.
— Mais je croyais que vous étiez mystique ? « Pas de désir pas de souffrance ».
— J’ai des hormones. Et puis, vous connaissez une femme qui n’a pas envie de se sentir désirée ?
— Merci pour toutes ces leçons.
— Pas mal. Encore un point.
— Qu’est-ce que j’ai fait encore ?
— Vous avez dit « merci ». Cela signifie que vous êtes conscient que je vous fais du bien. Beaucoup d’hommes sont ingrats et considèrent qu’on leur doit tout. Un merci réellement pensé est un grand cadeau. Je l’accepte. 4 sur 20. Bien, maintenant, vous savez faire la cuisine ?
— Non.
— Ça se prétend dieu et ça ne sait pas faire la cuisine ! dit-elle avec une moue amusée. Eh bien je vais vous apprendre. C’est la base de tous les métiers. À fortiori celui d’écrivain. Qu’est-ce que je vais vous apprendre… tiens, quelque chose d’un peu compliqué et de typiquement dauphinien.
Alors elle me transmet cette recette, issue selon elle du fond des âges de la civilisation dauphinienne, et qu’elle tient de sa propre mère.